Le ballet des pinceaux

Quand la restauratrice de tableaux n’est pas là, les pinceaux dansent

Au commencement de toute opération il y aura le pinceau à dépoussiérer. Le, que dis-je, les! En effet, il en existe toujours un plus doux qu’un autre, pour venir caresser la surface de l’oeuvre et la déposséder d’une poussière embarrassante. Le restaurateur le sélectionnera souvent en poil de chèvre, car oui, bien peignés et bien lavés les quadrupèdes ont le plus doux des pelages. Bien sûr en plus de la douceur, la largeur comptera, car on ne dépoussière pas une miniature sur ivoire comme un tableau d’église. Puis, les opérations s’enchaîneront dans un ordre variable. Le restaurateur de tableau aura besoin de petits pinceaux pointus comme de larges brosses. Et tous ces pinceaux trouveront leur  place  dans l’atelier.
Il y a tout d’abord ceux dispersés sur les plans de travail. Ils ne sont ni classés, ni rangés et on peut alors en découvrir de toute sorte:
-des petits et des grands
-des à pointes et en éventail
-des hampes noires à bagues argentées
-et des plus colorés.
A la faveur d’une impulsion, ils bougent et se promènent en tous sens, comme des enfants animés par un premier cours de danse.
Puis il y a ceux un peu plus rangés, qui ont déjà suivi quelques cours. On tente de les faire rentrer dans des trousses ou on les pose sur des dessertes normées. On les divise en différents groupes et tout comme l’apprenti danseur devra choisir entre modernité ou classicisme, on répartira les pinceaux brosses d’un côté et les pointes de l’autre.

Et puis on divisera encore. Les brosses très larges bonnes à cartonner seront placées têtes en bas. Les petites brosses permettant d’appliquer les colles ou de sculpter les mastics iront de l’autre côté du couloir. Dans cette école de danse un peu désorganisée on trouvera aussi une salle parquetée, avec la fameuse barre permettant de s’exercer. Et tout comme un professeur en body corrigera les mouvements de pieds de ses ballerines, le restaurateur redressera quotidiennement les pointes de ses pinceaux.

Puis peu à peu, certains danseurs, sortiront du lot. Les pinceaux aussi se feront remarquer. Certains par leurs précisions, d’autres par leurs capacités d’absorption. Malgré tout, la restauratrice de peinture que je suis ne comprendra jamais pourquoi face à deux pinceaux de même  modèle , de même nature et portant le même numéro définissant sa taille, l’un des deux aura ma préférence. Je l’explique cependant par le façonnage de l’homme. Car tout comme un danseur est élevé par son art et ses professeurs, un pinceau de qualité est le fruit de la fabrication d’un être humain et non d’une machine. Cette personne aura placé en lui son savoir-faire mais aussi son coeur. Tout comme certains danseurs deviennent des étoiles, certains pinceaux passent au rang d’élite de l’atelier. Ils sont alors jalousement gardés et parfois même cachés sur les chantiers.

Pour autant il faudra s'y résoudre, tout comme pour le plus beau des cygnes donnera un jour son dernier ballet, le pinceau perdra lui aussi ses dernières plumes. Il rejoindra alors les pinceaux devenus inutiles mais dont on n’arrive pas à se défaire. Vous avez peur de la métaphore qui arrive? N’ayez crainte elle est plus que poétique. Rassemblés dans des pots ces bouquets de pinceaux sont comme les fleurs reçues à la fin d’une représentation. Les danseurs les exposeront fièrement dans leurs loges. Les restaurateurs les exposeront fièrement dans leurs ateliers. Les danseurs les laisseront parfois sécher pour continuer à en profiter. Les restaurateurs aussi laisseront faner leurs pinceaux. Leurs pétales déshydratés, englués de colle ou de résine n’ont plus d’usage mais gardent de précieux souvenirs, que le restaurateur conservera. Car un bouquet de fleurs séchées, un bouquet de pinceaux fanés et un bouquet de ballerines décolorées, c’est bien plus que de jolies choses à regarder.